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Grève des urgences : la grande omerta sur les causes de la crise
Pour comprendre ce qui se passe aux urgences et le drame que vivent les personnels qui y travaillent, je vous invite à y aller, comme je le fais à intervalles réguliers, et à vous faire votre propre opinion. Si vous n’êtes pas aveugles, vous verrez l’épuisement des soignants, les files interminables de patients, la tension palpable liée à l’impossibilité pour les urgentistes de soigner tous les patients en même temps et à l’attente interminable que subissent le plus souvent ces derniers.
Pourquoi cette pagaille, qui s’aggrave d’année en année ? Principalement parce que les services d’urgence ne traitent pas que des urgences. Ils sont contraints de faire en amont un triage stressant pour identifier les cas graves, qui nécessitent réellement une prise en charge urgente, des cas bénins, appelés plus communément bobologie. Toute erreur ou omission dans ce travail de triage peut déboucher sur un drame : une angine peut attendre deux ou trois heures pour être prise en charge, pas un problème cardiovasculaire grave.
Dans la plupart des pays étrangers, ce travail de triage n’est pas du ressort des services d’urgence. Aux États-Unis par exemple, les patients consultent d’abord le médecin de garde du cabinet de groupe qui les suit et qui assure une permanence 7/7 24/24 et c’est ce dernier qui décide ou pas de les orienter vers un service d’urgence.
Jusqu’en 2003, un système de même nature fonctionnait en France. Les médecins libéraux étaient intégrés à un service public de permanence des soins et étaient astreints à des gardes de nuit. Comme dans l’exemple américain, c’était le médecin de garde qui décidait soit de traiter lui-même le cas, soit d’orienter le malade vers un service d’urgence en cas de nécessité.
Une modification substantielle de la permanence des soins a été obtenue par les médecins après leur longue grève des gardes de l'hiver 2002. Les généralistes avaient obtenu, outre le relèvement à 20 euros du tarif de leurs consultations, la suppression de l'obligation de participer au service de garde entre 20 heures et 8 heures, prévue par le code de déontologie médicale.
Le décret du 15 septembre 2003 stipulait que "les médecins participent à la permanence des soins sur la base du volontariat" (article R733). En 2015, un rapport de la Commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale (rapport corédigé par Catherine Lemorton et Jean-Pierre Door) soulignait l’érosion du volontariat des médecins généralistes pour participer à la permanence des soins et les premiers effets perceptibles s’agissant du recours aux services d’urgence.
Comme toujours dans ce type de rapport, la vérité était édulcorée. En réalité, les médecins qui ont démarré leur activité après cette réforme n’ont dans leur écrasante majorité jamais participé à la permanence des soins sur une base volontaire ; il est même vraisemblable que nombre d’entre eux ne savent même pas de quoi il s’agit. Cette génération de médecins post-35 heures est beaucoup plus soucieuse de sa qualité de vie que les précédentes et peu encline à subir des horaires harassants. Martine Aubry avait reconnu que si elle avait ne fût-ce qu’envisagé que le personnel soignant puisse revendiquer les 35 heures, elle n’aurait jamais milité pour cette loi…Elle avait raison, sa loi a déstabilisé le système de santé pour des décennies, y compris dans son volet de médecine libérale.
La conjugaison de la réforme de la permanence des soins et du choc de générations dans le corps médical explique en grande partie l’inexorable descente aux enfers des urgences. Chaque année, il y a moins de médecins libéraux volontaires pour effectuer ce travail de triage sans lequel un système urgentiste ne peut pas fonctionner normalement. D’autres raisons sur lesquelles je reviendrai aggravent les choses mais le péché originel est là.
Étonnamment, personne n’en parle, le sujet est tabou et visiblement effacé de la mémoire collective (personne autour de moi, y compris de bons connaisseurs du système, ne se souvenait même de l’existence d’une permanence des soins en ville lors d’un micro-trottoir que j’ai fait récemment). Pourquoi ce tabou ? Sans doute parce qu’au pays des 35 heures, on considère comme légitime de ne pas avoir de contraintes horaires. Sauf dans les services d’urgence, considérés comme taillables et corvéables à merci. D’où le malaise actuel et la colère légitime d’urgentistes qui n’en peuvent plus d’être les forçats d’un système de santé malade et dévoyé.
Mathias Matallah